En consacrant un documentaire à la forme travaillée à Frida Kahlo, le réalisateur et photographe italien Giovanni Troilo lui rend un hommage poétique. “Frida Viva la Vida”, au cinéma depuis le 24 novembre, manifeste le génie et l’esprit joueur de la Mexicaine. Interview.
Giovanni Troilo est à la base photographe. Avec Frida Viva La Vida, au cinéma le 24 novembre, l’Italien poursuit un travail documentaire entamé quelques années autour de figures emblématiques, de Casanova à William Kentridge, artiste sud-africain. Avec ce film sur l’artiste mexicaine, le cinéaste met à l’œuvre son rapport à l’image pour dépeindre la vie et l’œuvre de cette effrontée de la peinture. Il analyse ses tableaux les plus célèbres pour saisir la femme derrière les toiles et ponctue son travail d’archives et d’interviews. Le réalisateur s’appuie sur la narration d’Asia Argento pour donner vie aux textes de Frida et ainsi faire résonner sa voix, presque 70 ans après sa disparition.
Après avoir travaillé son sujet pendant des mois, Giovanni Troilo connaît son sujet mieux que personne. On lui a donc posé des questions sur son documentaire, évidemment, mais aussi sur Frida Kahlo et son état d’esprit.
Comment vous est venue l’idée d’un documentaire sur Frida Kahlo ?
Giovanni Troilo : Frida a construit linguistiquement son icône, elle ne s’est pas fait représenter, elle s’est auto-représentée en se destinant à la mémoire future. Cette image, cette épiphanie perpétuelle, toujours égale, toujours différente, m’a poursuivi et nous poursuit tous. Le long travail sur ce documentaire est devenu l’occasion de se plonger dans le monde complexe que cette icône cachait, pour découvrir l’artiste, la femme et le Mexique plus profond.
Pourquoi avez-vous fait le choix de chapitres, d’une narration et de scènes oniriques pour raconter son histoire ?
Giovanni Troilo : Ponctuer le récit biographique à l’aide de courts chapitres avec ses peintures est une tentative de fournir une boussole claire dans la rivière en pleine que sont la vie et l’art de Frida. Par exemple, le tableau Les Deux Fridas, fondation du mythe Frida, est pour moi le pilier du film.
“L’art de Frida commence avec son accident”
Vous faites la distinction entre Frida la femme et Frida l’artiste. En quoi sont-elles différentes et complémentaires ?
Giovanni Troilo : Sur les 1000 Frida possibles, nous avons décidé d’en raconter au moins deux. La Frida de la douleur et la Frida de l’art. Elles sont liées l’une à l’autre, comme des parties d’un seul organisme. Nous les voyons représentées dans son tableau, Les Deux Fridas. L’une donne de l’énergie et de la nourriture à l’autre. L’art de Frida commence avec son accident, cette immobilité n’a d’autre issue que celle de l’art. Grâce à lui, Frida répare un deuil, traite une perte d’intégrité, traite les incidents émotionnels ou corporels et l’utilise comme médicament pour soulager une douleur qui ne pourra jamais conduire à la guérison.
Pourquoi avez-vous choisi Asia Argento pour endosser le rôle de narratrice ?
Giovanni Troilo : Il était essentiel pour le documentaire que le ou la narrateur.ice aime profondément Frida et que cette personne soit en mesure de transmettre cette passion au public. Asia a toujours eu une passion très profonde pour l’artiste et pour la femme qu’est Frida, sa voix et son visage ont réussi à la raconter magnifiquement.
Quel était votre lien à Frida Kahlo avant ce projet et que vous a appris le film à son sujet ?
Giovanni Troilo : Avant le voyage au Mexique et l’immersion réelle dans le projet, je connaissais surtout l’artiste. Le film m’a donné l’occasion de connaître beaucoup plus profondément l’artiste, mais surtout la femme et de comprendre combien elles restent un tout indissoluble. Outre les textes magnifiques de Hayden Herrera, Luis Roberto Vera, Carlos Fuentes, Sarah M. Lowe et Hilda Trujillo Soto, ancienne directrice du Musée de Frida Kahlo, protagoniste du documentaire, qui nous a accueillis à la Maison Azul et nous a donné un accès privilégié à son art et à sa vie.
Comment expliquez-vous que Frida Kahlo transcende les périodes et les cultures ?
Giovanni Troilo : Hilda nous a montré une miniature de la Casa Azul que Frida avait préparée avec tant de soin et sa pincée classique d’ironie, dans un tiroir, un tiroir minuscule de quelques millimètres, Hilda a retrouvé un petit mot microscopique écrit par Frida : “Viva la Paz !” Elle nous parlait déjà, c’est comme si elle avait tout prévu et tout préparé : c’est peut-être cela qui rend si solide et profonde la relation entre le public d’aujourd’hui et cette artiste extraordinaire.
“Frida aimait enfreindre les règles”
En quoi était-elle une rebelle, un esprit libre ?
Giovanni Troilo : Depuis l’adolescence de Frida, son esprit de rébellion contre toute convention sociale apparaît clairement. Et son esprit ne changera jamais, quoi qu’il arrive. Frida aimait enfreindre les règles dans son art et sa vie. Mais même sans être un grand connaisseur de sa biographie, il suffit de feuilleter les pages de son journal pour saisir toute l’énergie condensée dans son esprit artistique. Frida est une rivière vitale qui submerge tout ce que son expérience croise et génère un imaginaire organique et rend ainsi unique son langage.
Pourquoi Frida Kahlo a-t-elle depuis été érigée en figure féministe ?
Giovanni Troilo : Frida en se rendant icône, adopte le modèle du matriarcat de l’isthme mexicain de Tehuantepec et c’est loin d’être un choix purement esthétique. C’est avant tout politique, un hymne à la récupération de la culture zapotèque (civilisation amérindienne précolombienne matriarcale, ndlr) comme modèle avancé d’émancipation paritaire. Dans sa vie et son art, elle sera un exemple d’indépendance et de liberté, de lutte contre les stéréotypes qui clouaient la femme. Frida se rétracte continuellement, peint son corps souffrant et l’enrichit, accueille les imperfections, les cicatrices, les douleurs bagages de chaque femme et, en transgressant une zone de non-récit, élève ces éléments à l’art. Elle devient le symbole de la fière réappropriation de lui-même, elle se consacre avec une obsession foudroyante à la proposition d’une image différente. Son visage répété à l’infini toujours égal, toujours différent, s’insinue lentement comme révolution dans la tête de quiconque, abat et réédifie un nouvel imaginaire capable de briser la représentation traditionnelle du corps féminin et des tabous qui y sont liés.
Pourquoi Frida “Viva la Vida” ?
Giovanni Troilo : Derrière Frida Kahlo, il y a une sorte de nihilisme actif, lié aussi à un esprit de résistance qui a duré toute la vie. La douleur légitime l’icône, le symbole de la résistance à la vie et de l’espérance. Comme Frida le dira elle-même, elle a survécu à la vie. Viva la Vida est considérée comme son dernier tableau, je crois que c’est le message le plus puissant qu’elle a voulu nous laisser.